L'Armada

Azches considérait l'ennemi avec un mélange d'intérêt et de profond ennui.

Ils étaient dangereux. Leur arme principale était un rayon de particules relativistes traversant le blindage d'un vaisseau comme du beurre. Leurs défenses passives étaient assez élaborées pour résister à des coups qui auraient pulvérisé un vaisseau humain rien qu'en l'effleurant. Et pourtant, à aucun instant durant cette bataille qui durait déjà depuis plus de six heures Azches ne s'était réellement sentie en danger. L'avantage qu'avaient les humains en termes de mobilité était écrasant, puisque l'ennemi ne pouvait se déplacer plus vite que la lumière. Après les premiers échanges de tirs qui avaient révélé l'extrême vulnérabilité de ses vaisseaux, Azches avait pivoté vers une approche prudente, faisant effectuer des rotations à ses vaisseaux toutes les minutes pour les maintenir aussi peu de temps que possible dans les zones de tir. Maintenant qu'elle avait une bonne idée de la portée utile des armes adverses elle pouvait positionner ses batteries exactement à leur limite. Bien sûr, pénétrer à l'intérieur de ces zones de tir était suicidaire mais Azches avait le loisir de ne pas le faire. Ses vaisseaux avaient juste à larguer leurs missiles SLM et à battre en retraite en se translatant. L'ennemi n'avait aucun moyen d'éviter la translation supraluminique d'un missile visant l'un de leurs vaisseaux et les attaques de saturation étaient quasiment assurées de percer leurs défenses. L'ennemi était apparemment capable de réparer ses vaisseaux en temps réel, probablement par le biais d'un procédé organique, mais là aussi la saturation de projectiles supraluminiques permettait de régler le problème. En fait, le principal problème d'Azches était que son groupe de combat était en train de tomber à court de munitions. Bien sûr elle pouvait toujours en faire venir depuis Draugr et Algorab mobilisait déjà ses vaisseaux-cargo mais tout de même.

Cette bataille finirait par coûter des milliards à la commune.

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Au cœur de l'armada se trouvait la conscience autrefois connue sous le nom de Stratège. Depuis son trône immatériel, iel avait vu se dérouler des milliers de batailles et les avait toutes gagnées. Iel était la lance de l'Empire. Quel empire, demandaient parfois des peuples primitifs quand on les contactait pour la première fois. Aux yeux du Stratège cette question n'avait aucune importance. Il existait bien des empires mais il n'y avait qu'un seul Empire, une seule puissance pour unir cent millions d'étoiles. Les mégalopoles avaient été réduites en cendres, les planètes étaient devenues vieilles et ravagées, les yeux flottaient dans le vide, brisés et vidés, mais le Stratège n'en avait cure. Tous les empires étaient condamnés à l'ascension et à la chute, même l'Empire. Il avait subsisté à travers le temps et il subsisterait encore. Aussi longtemps que son Armada vivrait, l'Empire continuerait de vivre, et iel le guiderait, car iel était le Stratège, après tout. Iel avait retourné le cours de bien des guerres. Iel avait été à la tête de la grande armada plongée au cœur du Chemin Pâle, massacrant des milliards de consciences dans son sillage. Iel avait mené la contre-offensive à l'encontre des Vriijs et leurs civilisations esclaves, traçant un sillon si sombre et si profond dans leur amas que les Vriijs avaient été forcés de commettre l'impensable pour repousser l'avancée irrésistible de l'Empire. Iel avait été projeté au cœur de la guerre silencieuse menée contre ceux qui habitaient entre les galaxies. Iel avait même vaincu les Voyageurs Oubliés et mis un point final à leurs terrifiantes machinations en massacrant ce qui restait de leur espèce maudite. Dans les profondeurs de l'âge sombre, iel avait même plongé son regard dans les abysses de la Phalène.

Et pourtant, cette fois-là, le Stratège pensait à détourner le regard.

L'ennemi était inférieur en nombre, en portée et en puissance de feu. Leurs vaisseaux étaient des objets fragiles faits de matériaux primitifs que l'on pouvait détruire d'un simple regard. Leurs armes étaient ridiculement peu puissantes; des lasers à peine mieux que des lampes de tempête et des aiguilles qui n'auraient même pas été considérées aptes au service par des généraux juvéniles. Il n'avaient aucune défense digne de ce nom. Pire encore, certains de leurs vaisseaux étaient contrôlés par des équipages de créatures biologiques incroyablement fragiles. Parfois le Stratège parvenait à ressentir leur dernier souffle exhalé dans le vide alors que la coque de leur vaisseau se brisait, percée par un tir de semonce. A travers le vide iel regardait la vie quitter leurs corps dérisoires. La plupart du temps, toutefois, la mort de l'ennemi était rapide et sans douleur, les vies cautérisées par un unique tir relativiste. Non, vraiment, ces vaisseaux n'étaient rien en comparaison de ceux de l'Armada. Le Stratège avait combattu des équipes de reconnaissance mieux armées que cela.

Mais l'Armada ne parvenait pas à gagner.

Le Stratège avait utilisé toute l'étendue de son savoir-faire tactique, cinq millions d'années d'expérience du combat forgées au creuset de guerres galactiques, allant de raids audacieux contre des planètes maudites à de vastes batailles ravageant des systèmes solaires entiers pendant plusieurs décennies. L'histoire militaire du plus grand Empire ayant jamais conquis les étoiles, raffinée, combinée dans un esprit plus complexe qu'un continent capable d'imaginer des campagnes entières en quelques secondes, jusqu'aux plans de bataille individuels. Des trésors d'imagination et d'habileté au service des plus puissants systèmes d'armes jamais inventés par un espèce intelligente. Le talent et la puissance de feu d'une armada ayant conquis un million de mondes.

Chacune des manœuvres du Stratège aurait dû être suffisant pour annihiler cette flotte dérisoire à mille reprises.

Et pourtant cela ne servait à rien. Vaisseau par vaisseau, coque par coque, l'ennemi grignotait l'Armada, lentement mais sûrement.

Le Stratège avait déjà fait face à des ennemis capables de surpasser ses vaisseaux dans un engagement conventionnel. Iel avait déjà croisé le fer avec des esprits militaires tout aussi affûtés et capables que le sien, mais c'était la première fois qu'iel rencontrait un adversaire capable de déjouer ses plans par la force brute. Le Stratège ne parvenait pas à comprendre comme les vaisseaux ennemis parvenaient à manipuler la structure même de l'espace et du temps, déjouant l'une des constantes fondamentales de l'univers. Comment ils pouvaient juste cesser d'exister dans un endroit et immédiatement réapparaître dans un autre point. A ce stade-là, toutefois, ces questions n'avaient plus aucune importance, l'esprit du Stratège étant entièrement focalisé sur la manière dont iel pourrait contrer cette capacité surnaturelle; plus la bataille avançait et plus ses tentatives devenaient désespérées. La force brute ne marchait pas, l'ennemi étant assez agile pour éviter des tirs relativistes en se repositionnant quelques millisecondes avant l'impact. L'habileté tactique n'était pas plus efficace. En fait, aucune tactique ne pouvait fonctionner face à un adversaire qui ne jouait tout simplement pas avec les mêmes règles. Ces créatures pouvaient déplacer des groupes de combat entier d'un bout à l'autre d'un système en un battement de cœur, voire même depuis et vers d'autres étoiles. Elles pouvaient effectuer en quelques heures des mouvements que le Stratège aurait inclus dans des plans courant sur plusieurs siècles. Le Stratège et son ennemi n'appartenaient tout simplement pas au même univers, à la même compréhension du monde.

Il n'y avait aucune issue.

Pour la première fois en cinq millions d'années le Stratège, héraut de la Grande Séquence, pu ressentir quelque chose qui était mille fois pire que la peur.

L'insignifiance.

Illustration : Ekaterina Valinakova, Internet Archive. 

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