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Les Unions Populaires
dimanche, juin 30, 2024

« Que sont, pour moi, les Unions Populaires ? Ah, voilà une question à laquelle il ne m’est pas aisé de répondre. Je pense que je n’ai pris véritablement conscience de leur existence qu’assez tard dans ma vingtaine, quand j’ai quitté ma république socialiste pour étudier à Cordoue. J’ai le souvenir d’avoir un jour demandé à ma mère ce que pouvait bien vouloir signifier la cocarde avec le blé et les étoiles peinte sur les murs des usines, mais c’est à peu près tout. Je sais que les étrangers à notre planète ont vraiment du mal à le concevoir, alors je vais le répéter : la Terre est vraiment vaste. Il y a, quoi, cinq cents millions d’habitants dans l’outre-terrestre ? La Terre en compte cinq milliards, dont un milliard et demi rien que sur mon continent. Vous voyez ces champs de blé autour de nous, les montagnes au sud et les collines au nord ? Il fait beau aujourd’hui, depuis le plateau on doit voir l’essentiel de la république socialiste qui a accueilli mon enfance. Elle compte cinquante millions d’habitants. C’est plus que la majorité des planètes habitées, et pourtant à l’aune des Unions Populaires, ce n’est rien de plus qu’une erreur d’arrondi.
Et oui, bien sûr, avant Cordoue, mes instituteurs m’ont parlé des Unions. Au collège, on m’a appris qu’elles avaient été la première superpuissance à émerger du Bas-Âge, juste avant Laniakea, qu’elles étaient d’abord centrées sur le Kerala en Inde et qu’elles ont peu à peu uni l’entièreté de l’Eurasie, à l’exception de la Chine orientale. Le littoral n’est pas très loin de là où nous teons, cent kilomètres peut-être. Les plages sont constellées par les épaves de vieux chars d’assaut, et tous les ans, nous allons les recouvrir de fleurs et nous commémorons la grande conquête, quand les divisions blindées des Unions ont traversé le monde, de Kandahar jusqu’à Bordeaux, pour briser les murs de la forteresse Europe. Je sais que c’est ainsi qu’on perçoit souvent les Unions. La conquête. L’union d’une centaine de républiques socialistes sous la même bannière, les étoiles et le blé qui flottent au-dessus de la moitié de la Terre. Mais ce n’est pas du tout comme cela que nous les percevons. Vous, vous voyez les Unions par-dessus, vous ne vous rendez pas compte de la complexité et de la diversité de la Terre. Je pourrais passer ma vie toute entière dans les frontières des Unions Populaires sans jamais rencontrer un seul de ses fonctionnaires. Je sais que les outre-terrestres demandent souvent comme un seul état peut bien administrer une telle masse de peuples, et la réponse est simple : ce n’est pas ce que font les Unions Populaires. L’erreur est facile : nous avons une capitale, une assemblée, une armée, et même un président élu. On ressemble comme deux gouttes d’eau à un État-nation, pas vrai ?
Et pourtant. Réfléchissez. Est-ce que vous pouvez identifier une culture des Unions Populaires ? Une nationalité ? J’ai parcouru la Terre de fond en comble. J’ai vu les cités-nids indiennes qui ont survécu au Bas-Âge calfeutrées autour de leur réacteur nucléaire ; les mégalopoles du Nigéria ; les ruines fleuries de l’Europe ; la savane amazonienne ; les maisons de la sagesse du Maghreb ; les cités flottantes des Caraïbes. Nous parlons un millier de langues, nous sommes musulmans, hindous, chrétiens, yoruba, athées, nous sommes communistes, socialistes, anarcho-syndicalistes. Et remarquez que je viens de dire nous.
En fin de compte, les Unions Populaires sont un dénominateur commun -- pas une langue, pas une culture, pas une religion. C’est une idée, simple et radicale. Plus jamais. Plus jamais la famine, les pandémies, les génocides. Elles sont un enfant du Bas-Âge, un milliard de poings levés en l’air, un milliard de cris pour l’égalité, pour la justice sociale, pour le droit de continuer à vivre. Là encore, ce n’est pas quelque chose que vous pouvez véritablement comprendre. Juste avant l’effondrement, la Terre comptait huit milliards d’habitants. Nous en avons perdu la moitié. Des langues, des religions, des histoires ont été anéanties par le Bas-Âge, comme cela, sans coup férir. Cette perte est partout. Elle nous fait suffoquer. C’est une somme de coins aveugles, de contes silencieux, les ruines, partout. Il fut un temps où la vie humaine valait si peu que nos villes sont construites sur des montagnes d’ossements.
Vous ne pouvez pas comprendre comment les Unions Populaires sont devenues les maîtresses de la Terre sans comprendre leur promesse : chaque vie humaine est précieuse. Jamais plus les êtres humains ne seront sacrifiés, voilà ce que disent les étoiles et le blé. Vous mangerez à votre faim. Vous aurez un toit sous lequel dormir. Vous serez soigné. Vous serez éduqué. Vous serez en sécurité. Donnez-nous vos pauvres et vos affamés. Cette idée, cette devise, elle est tellement puissante qu’elle en a secoué toute l’Eurasie. Et elle reste d’actualité. Nous n’avons plus faim, nous n’avons plus mal et nous ne connaissons plus la guerre, mais aux tréfonds de nos âmes, nous savons que la mort reste proche.
Et, oui, je sais qu’il y a une contradiction. En s’organisant comme une vaste fédération continentale, en considérant que la seule réponse à apporter à la famine était de transporter des milliards de tonnes de riz à travers les océans, les Unions Populaires ont décidé de devenir un empire, et ce faisant elle risque de reproduire les erreurs de l’âge industriel. Nous le savons. C’est un fardeau qui pèsera toujours sur nos épaules -- le fardeau de l’oppression, de l’industrie, celui de savoir que d’autres chemins auraient pu être pris mais ont été ignorés. Cette fragilité, les Unions Populaires en ont encore plus conscience que nous.
Elles ont fait face à l’apocalypse, et la certitude leur est étrangère. Elles resteront perpétuellement un empire sur le fil du rasoir, la seule véritable superpuissance de notre âge cinétique. »
Logo des Unions Populaires créé pour Starmoth par Lazare Viennot.